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Et au milieu coule une rivière


Elle sourd entre le frêne et l’érable champêtre. Elle est
fille de la Terre, engendrée par le ciel, une source par
émergence dont les eaux gardent encore le mystère du
chemin dans le sous-sol calcaire.
À l’instar des grandes sœurs qui courent de par la
France, il n’était pas question qu’elle sourde sans légende.
Un carrosse, six chevaux, c’est tout un équipage qui serait
englouti au tréfonds de son puits.
Promeneur solitaire, s’il te plaît de rêver, comme le
faisait Ronsard près de sa Bellerie, viens reposer ici, dans
le décor sauvage de la Fontaine des vignes, la princesse –
non lointaine – qui règne sur Amance.
Si ce n’est le pipeau du méchant satyreau pourchassant
les naïades, tu entendras hennir, les soirs de lune pleine, les
six chevaux happés par les eaux sombres, glacées, du
gouffre dit sans fond.


Trois petits pas à peine, et déjà elle reçoit les eaux du
Ru à l’Huile, un ru intermittent dont la vie ne dépend que
des caprices du temps. Un orage qui éclate ou une période
pluvieuse, et le voilà qui gronde ; un été chaud et sec ou un
hiver sans eau, et voilà qu’il s’efface.
Curieuse et empressée, la rivière innocente s’en va à
l’aventure dans les prés verdoyants. Tantôt ses eaux sont
mousse et tantôt elles pétillent ; tantôt ses eaux sont douces
et tantôt elles frétillent. Elles ondoient, vives et claires,
entre ajoncs et lentilles, potamots et cresson, non loin de la
Chapelle à l’entrée du village.
Elle creuse, depuis des ères, la couche de son berceau
dans des roches secondaires, vieilles de millions d’années.
Un travail titanesque, toujours inachevé.
Des roches qui livrent encore les preuves irréfutables
d’une gestation marine. Ammonites et nautiles, exogyres,
oursins-cœurs et autres vrais fossiles, tous ces trésors
formels de la mémoire terrestre qui ravissent les
chercheurs, ces grands faiseurs d’histoire de notre belle
planète.

Un kilomètre cent et la rivière pénètre dans le village
Amance puis se faufile, discrète, dans le dos du lavoir qui
borde Saint-Nicolas.
Ce lavoir 19ème, l’antre des clabaudages, des on-dit, des
« paraît que ».
L’endroit où tout se sait.
Le lieu où tout se dit.
« Foyer de la calomnie et de la médisance ».
Ces mots laissés ici, tracés au crayon noir sur le plâtre
d’un mur, par une victime sans doute, approuvent, s’il le
fallait, cette opinion d’Augier, dramaturge à succès :
« Quand les femmes ne prêtent plus à la médisance,
elles s’y adonnent ».
Écoutez les échos des dernières lavandières ! Genoux
sur cabasson, elles tenaient le crachoir au rythme des
battoirs près des eaux claires et froides du grand bassin de
pierre. Comme le faisait leur mère, et avant, leurs grand-
mères. Elles n’étaient plus nombreuses. C’étaient des
résistantes guidées par l’habitude.
Elles sont venues longtemps, après que les machines
ont peuplé leur maison, rincer tout leur linge propre dans
une eau d’exception. Une eau qui sourd seulement à
quelques bras de là.
C’est dans ce même bassin que nos vaillants pompiers
viennent jeter la crépine, tester la motopompe et les lances
incendie. Puiser, jusqu’à la soif, les eaux inépuisables. Une
soif qu’ils apaiseront, la manœuvre terminée, autour d’un
p’tit ballon et casse-croûte mérités, comme le veut la
coutume.
Puis, les brouettes parties, les tuyaux suspendus sur le
mur postérieur, aux heures où le village habituellement
s’endort, il arrivait parfois que le lavoir se prête aux rendez-
vous discrets des amours juvéniles. Dans la moiteur de l’air
des vacances estivales, combien de jeunes ados, dans la
phase dramatique d’une acné fleurissante, y sont venus
tester, à l’abri des regards, l’art du premier baiser !


Enrichies d’anecdotes, de rires et de parlottes, les eaux
s’empressent ensuite de quitter leur berceau. Placée en
embuscade derrière le mur d’enceinte, l’Amance dès lors
s’en gave et poursuit, augmentée, son chemin vers l’aval.
Quand la nature se fâche ou que le Très-Haut s’irrite
des manquements d’ici-bas, il arrive que ses eaux viennent
mouiller les argiles stockées à quelques mètres, derrière la
briqueterie. Les argiles bigarrées, extraites dans les terriers
au nord-est du village, qui donneront les tuiles et les briques
renommées.


Sur la place de l’église, une passerelle fait obstacle, lui
opposant des vannes. La rivière se détend et envahit
l’espace que l’homme lui a creusé. Elle se souvient du
temps où les troupeaux, pressés, s’en revenant des prés,
étanchaient là leur soif.
La rivière devient mare où, dès le mois de juin, des
milliers de têtards au ventre gris-argent attendent
impatiemment, au milieu des lentilles, leur belle
métamorphose. Quelques semaines plus tard, de jeunes
grenouilles vertes coasseront en chœur sur les nénuphars
jaunes.
Des tilleuls argentés s’admirent dans les eaux troubles
tout en s’y abreuvant. Serrées dans leur robe verte, de jolies
demoiselles dansent, avec légèreté, au-dessus des carex. De
gracieuses myriophylles redressent à la surface leurs épis
de fleurs roses.


Dans les eaux reposées, Saint-Martin-les-Hivers,
l’église du 12ème siècle remaniée au 16ème et au
19ème siècle, se mire, religieusement. En écho à Narcisse.
Martin, le soldat généreux, l’apôtre de la Gaule, qui
donna à un pauvre, un hiver de grand gel, moitié de sa
chlamyde, en est le saint patron.
Sa tour-porche vous invite à entrer dans la nef. Nef à
vaisseau unique dont la voûte est en bois sur entraits
apparents. De grands fonts baptismaux, calcaires,
octogonaux, arborent sur leur margelle un couvercle
moderne de forme pyramidale.
Une statue de Jeanne d’Arc révèle le savoir-faire de la
Sainterie de Vendeuvre. Vierge-mère à l’enfant, Saint-
Martin, sainte Thérèse ; Saint-Antoine de Padoue, Sacré-
Cœur de Jésus et Vierge immaculée, trônent,
majestueusement, sur leur console en bois.
À l’écart, endormi dans son précieux écrin en bois de
chêne sculpté, un harmonium Clergeau attend depuis
longtemps qu’un généreux facteur rende enfin à ses anches
leur souplesse d’autrefois, et aux belles signatures apposées
au-dessus du clavier transpositeur, leurs lettres de noblesse.
Des carreaux de pavement, travaillés à la main,
présentent de rares poinçons signant des fleurs de lys.
Par une porte dérobée, datée de l’an de grâce 1749,
comme l’atteste dans la pierre une gravure en latin, le prêtre
pouvait rejoindre le presbytère tout proche ou le fidèle
quitter, en parfaite discrétion, un office un peu long. C’est
par cette petite porte que ceux qui ont la clé pénètrent dans
l’église.


« À la Saint-Martin, l’hiver est en chemin ».
Si les dictons, parfois, sont sujets à caution, il en est un,
au moins, dont la véracité n’est pas à démontrer. Une
question d’orthographe.
La preuve se trouve là-bas, à trente pas de l’église, là
même où le bitume de la rue Saint-Martin s’éclipse
discrètement et fait place au chemin. Un chemin abritant
une modeste demeure aux volets couleur chêne : la maison
des L’Hivert.
Alors, assurément, dans la rue Saint-Martin, quelle que
soit la saison, L’Hivert est en chemin !


Franchissant le vannage sous la passerelle d’acier, les
eaux d’Amance s’en vont poursuivre leur destin. Du simple
filet d’eau dans les périodes d’étiage au monstre rugissant
les hivers de grandes pluies, elles emportent avec elles de
nombreux souvenirs : des histoires de fanfare, de bistrots
oubliés, de chemins inondés ; de potins de potiers, de
lavandières d’hier, qu’elles susurrent aux oreilles des
flâneurs égarés.
Longtemps abandonnées à une grande apathie, éprises
de fantaisie, elles se prennent à rêver d’une vie plus agitée
et se mettent à tracer, dans les prairies des Lisses et celles
de la Vignotte, de jolies arabesques. Elles creusent dans le
concave, déposent dans le convexe et, chaque jour un peu
plus, de tout petits méandres s’impriment dans le décor.
Des fosses, parfois profondes, où la vie s’épanouit dans
la diversité, ponctuent par-ci, par-là, son sinueux chemin.
Ah ! Qu’elles étaient heureuses les joyeuses parties de
pêche quand nous allions, ados, armés d’une canne rustique
taillée dans le bambou, taquiner le goujon ou les fragiles
vairons qui peuplaient ces trous sombres. Ou quand,
ingénument, on venait s’extasier devant les caudelettes
plongées dans leurs eaux troubles par des hommes sans
scrupules qui ne respectaient pas les périodes d’ouverture
ou simplement la taille minimale imposée.
C’était dans leur chemise que ces bracos du jour
cachaient les écrevisses.
J’étais admiratif devant une telle audace alors que
l’inconnu n’était qu’un prédateur qui voyait dans l’Amance
une corne d’abondance. À cette époque lointaine, je n’avais
pas conscience du fragile équilibre des milieux naturels.
Ces jolis crustacés, vivant dans les eaux pures, ont,
hélas aujourd’hui, complètement disparu. Une pollution
chimique, sans doute accidentelle, serait, dit-on ici, cause
de leur extinction.


Fière de tous ses contours, l’Amance se perd ensuite
dans les bois de Dienville. Elle traverse les Sables et borde
les Croyères puis s’approche, discrètement, d’un vieux
chalet perdu au milieu d’une clairière, le Pavillon Henri.
Combien d’histoires vécues et combien de secrets, ce
pavillon, témoin de mes raids solitaires, de mes joggings
champêtres, a-t-il dans sa mémoire ?
Elle court, elle court, la rivière insolente. Mais ses pas
sont comptés.
Du berceau au mariage avec les eaux de l’Aube, le
chemin est très court. Douze kilomètres neuf cents !
Grossie, de-ci de-là, par de jeunes ruisselets à l’avenir
bouché, l’Amance vient perdre ses eaux dans celles de sa
promise. Un mariage arrangé qui n’est, finalement, qu’une
subtile mise en Seine pour un retour aux sources : la mer,
la mère de toutes les eaux qui courent les continents.
Amance est un village où il fait bon errer.
Et au milieu, coule une rivière.

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